Une nouvelle vague de froid s'installe en cette fin de mois de mars et nous retrouvons des températures de plus de -25°C. Certains jours, le ressenti, souvent exacerbé par un vent glacial, est si cruel que nous expédions au plus vite les tâches, réduites alors à l'essentiel, lorsque nous posons le campement. L'une d'elles, irréductible, faire de l'eau, tâche qui consiste à faire fondre de la neige au moyen de notre réchaud. Malgré le mélange de gaz spécifique pour l'hiver, celui-ci perd de son efficience en raison des températures. Et ce qui paraît déjà trop long d'ordinaire prend encore plus de temps. Pour obtenir suffisamment de liquide pour s'hydrater et remplir nos trois thermos, plus d'une heure et demie est généralement nécessaire. Alors lorsqu'il faut encore cuisiner à la suite de cela, Olivier finit transit de froid, il nous tarde d'en finir, et tels des gloutons nous vidons une casserole qui restera sale jusqu'à la prochaine utilisation. Car question hygiène et propreté...nous avons depuis longtemps quitté les normes avec lesquelles nous avons été éduqués. Se laver n'est même pas ne serait-ce qu'envisagé dans un tel environnement. Et si l'on vous disait que durant toute la traversée, jamais nous n'avons ôté notre première couche en mérinos, excepté lorsque nous avons pu trouver un foyer ?Â
« J'ai l'impression d'avoir des couteaux à la place des doigts » me dit un soir Olivier en se mettant en urgence dans ses sacs de couchage, après s'être occupé de l'eau. Ce soir-là , lequel ne fait nullement figure d'exception, nous soupons dans la tente, d'un repas froid. Que dis-je, d'un repas gelé ! Pain gelé, morceau de fromage gelé. Seuls les fruits secs ne le sont pas. Entre se brûler les doigts de froid ou avoir les gants d'intérieur gras de fromage, il nous faut choisir. Forte d'une technique salvatrice, je m'ose à sortir mes mains de tout textile et gère l'approvisionnement des troupes. Cette technique, c'est celle des mains sous les aisselles. Mon torse étant généralement suffisamment chaud pour ne pas avoir à lutter, contrairement à mes extrémités, placer mes mains à cet endroit tempéré me soulage sans délai de la douleur. Femme aux mains constamment glacées, avoir froid aux mains ne me fait dorénavant plus peur, car je possède une solution constamment à portée de bras. Le matin, lorsqu'il s'agit de plier nos draps de soie, sacs et sur-sac de couchage ainsi que nos matelas, je ponctue la tâche de séances axillaires, tant le froid brûle mes chaires. Je ne peux m'empêcher de repenser à ces exercices de sensibilisation à la dyspraxie effectués auprès des écoles dans le cadre de mon activité professionnelle. Nous proposions aux enfants d'enfiler des moufles et d'effectuer ainsi des tâches telles qu'écrire, découper, jouer, pour éprouver les difficultés de manipulation que certains éprouvent au quotidien. Autant dire que la frustration gagnait rapidement plus d'un. Et c'est elle qui a raison de moi presque chaque matin, qui me fait ôter mes gants pour empoigner et faire entrer ces textiles dans leur housse toujours trop étroite.
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Poète et bourreau, cet environnement avec lequel nous ne faisons qu'un nous enseigne, de manière autoritaire et généreuse, le fonctionnement de nos corps.Â
Le point culminant, c'est ici ? Voilà la question à ne pas se poser. Oui ! Voilà la réponse à ne pas espérer. Car jamais elle ne vient. Chaque bosse en cache une autre. Ce vallonnement me rappelle celui rencontré lors de notre tour des Annapurnas, alors à vélo. Toujours se méfier d'un sommet, éviter tant que possible la réjouissance à une telle perspective. Mais c'est tellement beau, qu'on l'accepte avec docilité. Car chaque bosse cache une vue d'autant plus sublime. Cette beauté n'est pas qu'esthétique mais multisensorielle, car de ce grand blanc émane une atmosphère particulière, puissante et saisissante. Autour de nous, de la neige aussi loin que nos yeux nous portent. Et nous sommes bien souvent seuls. Si nous croisons quelques personnes à motoneige le jour, toute âme humaine a déjà depuis longtemps rejoint ville ou village lorsque le soleil se couche. Et alors nous sommes réellement seuls au milieu de cette nuit sauvage qui, jour après jour, perd de sa longueur. Le réseau lui-même n'atteint pas ces plateaux. Pour preuve, les deux postes de téléphones d'urgence placés dans cette région solitaire. Lorsque nous captons du signal, nous nous empressons de relever les prévisions météo pour les jours à venir avant que nous ne le perdions. Cette prévoyance nous permet d'ailleurs d'éviter une redoutable tempête de neige. Cette prévoyance, certes, ainsi que le fait que nous nous trouvions à proximité du seul lieu d'hébergement à plusieurs jours de marche à la ronde... Nous avions en poche un joker, celui de trois amies nous ayant offert un bon pour une nuit au chaud durant notre voyage. L'occasion ne pouvait être plus adaptée. C'est derrière la fenêtre d'une stuga du camp de pêche sami de Rostojávri, que j'observe le vent se déchaîner, la neige tourbillonner en des nuages qui petit à petit recouvrent la vitre. Mêlé au soulagement et à la reconnaissance, un sentiment de tristesse s'invite sans crier gare. Je réalise alors que l'état de vulnérabilité dans lequel nous sommes lorsque nous parcourons de telles régions me saisit et me rappelle de jamais ne l'oublier. / AG
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