La neige de cette nuit nous offre un tapis doux et silencieux pour l’entraînement. Contraste saisissant d’avec la cacophonie coutumière de l’avant-course. Du bruit, du bruit, du bruit, et puis soudain plus rien. Le largueur a lâché sa prise, le traîneau file, entraîné par les athlètes enfin libérés.
Â
Le parcours est maintenant connu des chiens. Ceci ainsi que les traces fraîches du traîneau d’Olivier me facilitent la tâche de pilotage. Afin d’éviter que nos deux attelages ne se croisent, nous avons convenu d’opter chacun pour une variante différente du parcours. A l’intersection prévue, les deux sillons du traîneau d’Olivier filent droit devant ; il me faut quant à moi bifurquer à droite, là où aucune trace n’a encore souillé la neige. Les chiens peinent à comprendre mon intention, l’environnement leur offrant une toute autre perspective. Le nombre de chiens ainsi que les kilomètres accumulés me permettent de remettre sans difficulté l’attelage sur le bon chemin. Six-cents mètres plus loin, mes leaders se tournent vers moi et me regardent. Les pensant flemmards d’ouvrir une piste encore vierge, je les somme de poursuivre. Ils obéissent, non sans un coup d’œil furtif sur la droite. Nous avons souvent pensé que les chiens devaient voir bien plus que ce que nous, bipèdes, pouvions observer. Mais cette fois, je les vois. Tapis dans la forêt, non loin de la piste, une maman élan et son enfant. Faire comme si de rien n’était et poursuivre: cela semble être la perspective de chacun de nous. Tant mieux. La piste se termine un kilomètre plus loin; nous effectuons comme prévu un tourné sur route et rebroussons chemin. Sachant que nous allons repasser devant le lieu où se tenaient les élans, je sors mon natel. Et si les deux élans étaient encore là  ? Une photo avec l’attelage et les animaux dans la forêt, pour autant qu’on les distingue, pourrait avoir son effet...
Au lieu-dit, deux masses noires bougent dans la forêt. Elles se meuvent avec beaucoup plus d’entrain que ce que j’avais imaginé. Sans réellement en comprendre le scénario, je me retrouve dans un film à suspense. Quelles sont leurs intentions ? Plutôt que de nous fuir, le scénariste semble avoir décidé que les élans devaient croiser notre route. La forêt n’est-elle donc pas assez gracieuse de ce côté-ci ? Et nous ? J’ai oublié le scénario. Vite, je cherche dans ma mémoire ce que Pierre-Antoine m’avait dit. Faire du bruit pour effrayer l’animal. Et s’il fait mine de charger, planter l’ancre, prendre les chiens de tête et faire demi-tour. Etait-ce cela ? Ou est-ce que je confonds avec les conseils des Népalais pour faire face à un tigre ? Ou à un ours ? Elan = ours = tigre ? Il fallait mieux réviser ton texte, ma chère. Et faire répéter les chiens n’auraient pas été un luxe. Car en matière de cris effrayants, ils ont tous oublié leur tirade. Peut-être aurons-nous encore une chance de poursuivre la course et passer à côté d’eux. Ah non. Tu n’y es pas. Mauvaise page. La maman élan se plante en plein milieu de notre trajectoire. Pas moyen de l’éviter. J’arrête l’attelage. Elle se tourne face à nous, ne me laissant guère le temps d’élaborer un plan B. Son plan à elle est net, sans aucune rature ni fioriture : sauver la chair de sa chair. Ses muscles se bandent et ce sont quelques 450 kilos qui piquent un sprint et galopent droit sur nous. Le film que mon imaginaire ne peut s’empêcher d’élaborer en vitesse accélérée est digne du film d’horreur. Un film en noir et blanc rehaussé de rouge. Arrivée à notre hauteur, l’élan se cabre puissamment sur ses pattes arrière, retombe intentionnellement sur Sid, qui disparaît un instant sous cette masse, puis poursuit sa cavale dans la forêt.
Â
Son plan a fonctionné. Je suis terrassée, les chiens aussi, et son petit a pu traverser la route. Les deux masses disparaissent dans le paysage. Les chiens n’ont pas dû recevoir le même script que moi. Ou alors je ne me souviens plus qu’il y était mentionné une course poursuite après l’attaque… Esprit de vengeance ou simplement esprit joueur, mes deux leaders s’enfoncent dans la forêt, déterminés à rattraper les fuyards.
Ne pas paniquer mais agir méthodiquement. Définir les priorités, élaborer un plan d’actions. Agir. Gérer ses émotions, les contenir, les différer pour plus tard. Lorsque les chiens seront hors de danger. Partagée entre la crainte que l’élan ne revienne, l’appréhension des dégâts qu’elle a commis sur les chiens et la descente d’adrénaline, je m’empresse de planter l’ancre, d’aller saisir les chiens de tête et de les tirer sans ménagement, entre rochers et sapins, pour les remettre sur la piste. Puis il me faut remettre de l’ordre dans cet amas de tug-lines, neck-lines, harnais, pattes et … queues qui frétillent ?! A-t-on vu le même film ? Alors que je sens mes jambes flageolantes, les chiens, eux, en redemandent. Car à peine ai-je le dos tourné pour rejoindre mon traîneau et enlever l’ancre, que mes leaders ont replongé tête la première dans la forêt. Cette fois, « couper ! ». La scène est terminée. Çà suffit, on remballe, on plie les décors, on se rhabille et on rentre chez soi. On termine toutefois l’entraînement comme prévu. Car je remarque avec émotion que la maman élan n’a pas fait de dégât sur les chiens. Son intention, des plus louables, a été uniquement de faire diversion pour que son petit puisse sortir de scène sans danger.
Rembobiner le film et le repasser. Profiter de la magnificence de la scène, maintenant que je sais les chiens hors de danger, sains et saufs. Mais ce film-là , je n’ai que ma mémoire et mon imaginaire pour le faire vivre.
Article précédent     Retour au blog     Article suivant  Â