Réveil à 4h30, horaire imposé par les marées, dans le but d'être prêts à 5h30, le lever du soleil étant à 5h49 et la mer à une hauteur fonctionnelle pour nous entre 5h00 et 7h00. Mais il nous faut bel et bien presque deux heures pour déjeuner, ranger, plier nos affaires, les transporter, mettre les kayaks à l'eau, les charger et embarquer. Au moment où nous donnons nos premiers coups de pagaie, vers 6h20, le soleil apparaît derrière la digue. Si le moment invite à la contemplation, il ne nous faut pas traîner car le temps nous est compté et nous avons un fort vent de face. Si nous progressons trop lentement ou si nous nous orientons mal, le risque est de se retrouver coincés sur un estran et de devoir soit effectuer un portage d'importance proportionnelle à notre éloignement de la côte, soit attendre la nouvelle marée...en fin de journée. Olivier fait régulièrement le point en consultant Navionics et ajuste le cap. Théoriquement, il devrait y avoir un chenal le long de la côte opposée, menant à Den Helder et restant navigable tout au long de la journée. Le but est donc d'y parvenir avant qu'il ne soit trop tard.
Olivier repère sur l'application un tracé plus profond que le reste qui nous y conduirait et qui nous offrirait un peu plus de temps... et il semble que nous soyons au bon endroit ! C'est un soulagement tout relatif car nous avançons tout en dérivant et il se peut donc que nous quittions ce tracé sans s'en apercevoir. Il ne faut donc pas ralentir la cadence. Tout à coup, le niveau d'eau baisse sérieusement. Nous commençons à voir le fond, qui doit être à cet instant à une vingtaine de centimètres au-dessous de nous. Et puis nous observons la plage s'agrandir à vue d'oeil vers la côte. Lorsqu'il ne reste que dix maigres centimètres d'eau, les kayaks frottent contre les coquillages incrustés dans le sable. Alors nous sortons des kayaks et marchons en les tirant ; ainsi pouvons-nous avancer encore un peu. Chaque pas réalisé est un futur pas de portage en moins. Mais le bord est encore si loin ! La pression est grande. Au bout d'un moment, l'effort devient si pénible que la cadence diminue ; je songe à abandonner. Tant pis, on portera. Mais une voix me raisonne : tu peux aller plus loin que ce que tu penses ; allez, vas-y ! C'est rude... et devant nous l'étendue qui nous sépare de la rive... Olivier nous réoriente et tire vers la gauche. Juste avant que nos kayaks ne s'échouent définitivement, le fond s'abaisse légèrement. Puis suffisamment pour que je tente de ramer à nouveau. Et ça marche ! On parvient finalement à pagayer jusqu'à la côte et à rejoindre le chenal qui mène à Den Helder. Quelle victoire ! Il s'en est réellement fallu de peu pour que nous devions passer le reste de la journée à porter nos affaires depuis les estrans jusqu'à la côte... Nous nous accordons une petite pause pour savourer la portance de l'eau. Ayant l'impression d'être observée, je tourne la tête pour me rendre compte avec émotion que des phoques nous tournent autour !
Une fois arrivés à Den Helder, pointe des terres ouvrant sur les îles frisonnes, nous nous sentons confiants et motivés à aller de l'avant. Alors sans plus de considération nous décidons d'attaquer la traversée jusqu'à l'île de Texel, un trajet de 4 kilomètres environ. Nous avons maintenant un vent latéral légèrement favorable et pensons qu'il va nous aider dans cette course, nous poussant en avant. Le sens du vent allait en réalité nous être hostile, mais ça, nous ne le savions pas encore... Tout en avançant, j'ai la méchante impression d'être déportée du côté du couloir entre Den Helder et l'île, menant à la grande mer, la Mer du Nord. Néanmoins nous parvenons à avancer vers notre objectif. Jusqu'à ce que nous entrions dans une zone de turbulence infernale. N'ayant pas tenu compte de la marée dans notre décision de poursuivre notre route, nous le faisons au pire moment, à savoir à la période durant laquelle l'eau s'échappe de la mer des Wadden pour aller rejoindre la mer du Nord. Le vent venant dans le sens opposé à ce courant, d'énormes vagues se forment. Ces dernières arrivent par derrière, nous élevant sur leurs sommets puis nous ramenant en arrière en leurs creux. A un moment donné, je constate que je ne progresse plus malgré mes efforts soutenus. Mon point de repère sur la côte reste comme figé, toujours au même endroit, de la même taille... alors qu'il devrait grandir à mon approche ! L'anxiété me gagne, je m'interroge... Tant que j'avançais vers mon objectif, les vagues n'avaient que peu d'emprise sur ma confiance. Mais là... le doute commence à s’immiscer. Olivier me somme de changer de trajectoire et de rejoindre au plus court la zone de calme proche de la côte. Alors qu'enfin nous sortons de la zone de turbulence, un bateau police arrive par derrière et un agent en uniforme nous ordonne de venir vers lui. Bien évidemment nous obtempérons. Sauf que le bateau se trouve dans la zone critique et que le rejoindre n'est pas si facile. Enfin j'y arrive et m'accroche à sa coque. Je m'y tiens tant bien que mal pendant que le policier m'explique qu'ils ont reçu un signal de la part du gros ferry que nous avons précédemment croisé et nous ordonne de ne pas circuler aussi près d'eux. Ma question : qu'aurions-nous dû faire de différent compte tenu de la situation ? Le policier est un peu emprunté et plutôt qu'une réprimande, il reformule son expectative sur le ton d'un conseil pour le futur. Alors qu'il me l'explique, tentant à la fois de me concentrer sur ses paroles et sur les vagues qui me malmènent, je lâche ma prise. Olivier, qui se tenait derrière moi, ne peut réagir suffisamment rapidement et la pointe de mon kayak va taper le flanc du sien. Un « crash » tonitruant se fait entendre et je perçois l'impact... Tout en m'éloignant du bateau de police, je leur crie énervée « Nous devons sortir de ces vagues ! ». Un peu penaud, le policier me fait signe qu'il comprend. Je constate alors que nos quelques minutes de conversation nous ont fait reculer rageusement dans la zone difficile de navigation et nous devons alors refournir un effort conséquent pour en sortir. La police nous suit dans le but de terminer la conversation en eau calme. Je comprends en fait que le capitaine du ferry s'est inquiété de notre sort, nous ayant perdus de vue alors que nos embarcations respectives se rapprochaient. La police venait donc s'enquérir de notre état plus qu'elle ne venait nous sermonner. Le policier me demande à moitié convaincu si j'ai des pièces d'identité sur moi... je lui réponds qu'elles sont inaccessibles. Il me demande alors s'ils peuvent faire quelque chose pour nous. Lui faisant part de mon inquiétude quant à l'impact subi par le kayak d'Olivier, l'homme me propose de nous remorquer. Toutefois nous déclinons la proposition et filons vers un lieu où enfin se reposer. Il est à peine midi mais la journée a déjà été bien longue et cela fait plus de 5heures que nous pagayons avec vigueur...
Après une pause pic-nic où nous tentons de sécher nos habits trempes de transpiration, nous reprenons la mer à la recherche d'un lieu où passer la nuit. Nous trouvons alors une plage vers un port. Soucieux de respecter notre environnement d'accueil, je vais m'enquérir au port s'il nous est possible d'y planter la tente. Je comprends alors que le bivouac est interdit sur l'ensemble des îles en dehors des zones officielles, car nous sommes au coeur d'une réserve naturelle, inscrite au patrimoine mondial de l'UNESCO soit dit en passant. Par contre, pour quelques 13 euros, nous avons la possibilité de nous installer au port, sur un emplacement prévu à cet effet, et de bénéficier des sanitaires ainsi que des douches. C'est là que je rencontre Jan, un Néerlandais installé au port de Texel pour quelques jours, qui nous viendra en aide par la suite. Le soir, nous nous concoctons des hot-dogs et la bouteille de rouge qui les accompagne, si elle parvient à nous offrir un peu de détente, n'enlève en rien les préoccupations naissantes. Une réelle tension émerge au fur et à mesure que nous considérons ce que nous avons vécu aujourd'hui. Prêts à nous endormir, j'entends une équipe de kayakistes établir leur campement à côté du nôtre. Alors que ma seule envie est de m'échapper de la réalité en allant rejoindre Morphée, je prends le taureau par les cornes et vais poser quelques questions à l'un d'entre eux. Les réponses que je reçois alimentent notre perplexité face à la compréhension de notre environnement. Nos pensées tournant en rond, nous remettons à demain la suite de nos réflexions.