Alors que je m'apprête à prendre ma plume et à me plonger dans le mois qui vient de s'achever, mon attention est distraite par une framboise. Fragile mais vive, elle se balance nonchalamment au bout de son pédoncule, à moitié cachée par les feuilles qui déjà se bordent d'ocre. Tiens, je pensais ces menus arbustes déjà passés dans un autre temps, avec leur allure dégarnie, presque rachitique. Mais à bien y regarder, quelques fruits résistent encore aux assauts des vents et des bêtes, et d'une plante à l'autre, je m'éloigne avec gourmandise de mon objectif initial. Et c'est là que mes yeux perçoivent ce qui déjà se trouvait tout autour de moi : des fruits d'un orange lumineux, grappés à une plante de sol dont la couleur vert tendre des feuilles me fait penser à l'olivier. Pourrait-ce être de l'argousier ? Ce sur quoi je m'en vais chercher mon guide des « plantes sauvages et comestibles ». Argousier : page 88. L'illustration correspond. « Pousse sur lieux secs, sablonneux ou graveleux. » Sablonneux, graveleux, absolument. Sec... ce n'est pas exactement l'adjectif que j'aurais employé pour définir notre environnement. Tout autour de moi, le sol est saturé d'eau, marcher en forêt relève plutôt du bain de pieds et depuis un jour nos habits encore humides de la dernière navigation tentent désespérément de sécher au vent. Il faut toutefois reconnaître que la météo d'hier fut tout à fait, et fort heureusement, unique. Alors que le début de journée était prometteur, le ciel a soudainement ouvert grand ses vannes et a déversé son réservoir sur nous, revenant à l'assaut à maintes reprises. En un temps record, ma jupe néoprène est devenue piscine extensible, démonstration théâtrale et instructive de ce que représente un volume de précipitations « L'argousier produit ses fruits en septembre-octobre ». Nous sommes le 4 septembre. Vérification des confusions possibles avec l'argousier : rien d'alarmant, passons donc au test gustatif. « Les argouses sont acidulées et pulpeuses. » Absolument. L'identification de la plante confirmée, mon arbre des possibles culinaires vient de se voir gratifié d'un nouveau rameau. Jusqu'à présent, myrtilles et champignons ont eu la part belle de nos récoltes quotidiennes. J'ai dû quelque peu calmer mes ardeurs fongiques, car séduite par chaque spécimen se présentant à moi, mes récoltes n'ont pas été suffisamment sélectives et c'est parfois un résultat gélatineux et guère avenant qui s'est retrouvé dans nos assiettes. Les myrtilles, quant à elles, je les ai vues grandir de semaine en semaine, jusqu'à atteindre une taille au diamètre admirable, puis à muter d'éclat et de vigueur, état annonciateur de la fin de la saison. Mais déjà les airelles assurent la transition vers la période hivernale.
Si la végétation témoigne du temps qui passe, il en est de même de la luminosité. Une nuit, sans crier gare, je m'aperçois qu'il fait sombre. Et puis quelque temps plus tard, je me surprends à admirer un ciel étoilé, réalisant que cela n'était plus arrivé depuis bien des mois. Tove Jansson, auteure finlandaise et créatrice des Moomins, écrivait dans son ouvrage « Le livre d'un été » : « Chaque année, les nuits s'assombrissent imperceptiblement. Un soir d'août, on sort de la maison pour faire une chose ou une autre, et on découvre soudain qu'il fait nuit noire. (...) Pas tout de suite, mais peu à peu en passant, les choses commencent à changer de place pour suivre le rythme des saisons. » Nos lampes frontales, remisées l'été dans le fond de nos sacoches, remontent à la surface, se glissent dans les poches intérieures de la tente, puis, un soir, se retrouvent sur nos têtes. Les pulls sont à nouveau enfilés pour compenser les fraîcheurs humides des journées. Les combinaisons étanches, quant à elles, restent dans leur étui et ce probablement jusqu'à la fin de la saison de kayak. Car nous voilà aux portes de Luleå. En réalité, nous aurions déjà pu y être, si ce n'est notre envie de rester, encore un peu, dans la tranquillité de la nature, dans le rythme de notre vie vagabonde. Il nous faut ce temps supplémentaire pour nous sentir prêts à embrasser la sédentarité, l'urbanité, un quotidien à la composition bien différente de l'actuelle. Alors nous avons fait le plein en eau et en nourriture et avons mis le cap sur les îles de l'archipel de Luleå.
Si nous sommes déjà si près de notre lieu d'hivernage, alors que notre planning initial avait été établi sur une arrivée courant octobre, ce n'est pas le fruit du hasard mais celui d'une adaptation à une réalité. Celle que les intempéries sont capables de nous clouer à terre plusieurs jours d'affilée. Au début du mois d'août, les vents se sont déchaînés. Alerte maximale, pointes à 90 km/h, cinq jours sans repos ni répit. A tel point que la masse d'eau de la Baltique s'est déportée en direction de la côte suédoise, provoquant une montée du niveau de la mer de 64 cm. Une fois l'assiègement de la dépression Hans terminé, les vents sont retombés, mais sur de courtes fenêtres, qu'il nous faut saisir quel que soit le moment de la journée. Réveil à 4h30 ou départ à 18h00, nous nous adaptons. Que nous réservera la météo les jours suivants ? Nul ne le sait. Alors de nos 15 kilomètres quotidiens habituels nous passons à 20, 25, 30. Cela pour avoir le choix qui aujourd'hui s'offre à nous : débarquer à Luleå ou passer du temps dans son archipel. Cela pour ne pas être confrontés à une évidence à laquelle la météo pourrait nous mener, celle de ne pas être capable d'atteindre notre objectif. / AG / suite du récit dans l'article suivant
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