Si le vent est notre bourreau, il est peut-être aussi le complice involontaire de nos besoins. En son nom nous passons plusieurs jours à terre, et grâce à lui nous réalisons cette facette du voyage qui nous manquait, celle qui prend son essence dans le quotidien d'une vie plus que dans l'extraordinaire de l'aventure. Simplement vivre, en composant avec ce qui est à portée de main. Humer les fleurs des champs, s'abandonner dans l'univers d'un roman, créer dans cette cuisine au grand air... En son nom également nous osons demander l'hospitalité, forts d'un sentiment de légitimité. Et grâce à lui nous rencontrons. Mais finalement, pourquoi avoir besoin de cet élément extérieur à sa propre volition pour accomplir nos aspirations ? Pourquoi légitimer reste nécessaire pour s'éloigner de ce que l'on pourrait confondre avec profiter ? Toujours et encore, nous sommes liés aux représentations qui nous ont formés, ces concepts sociaux desquels il semble difficile de profondément se détacher.
De l'île de Vejlø nous longeons les côtes de celle de Lolland, navigant à proximité de colonies de cygnes, de cormorans et de phoques. Jamais nous n'avions vu autant de perles blanches scintiller, suspendues à notre horizon. C'est par milliers que ces oiseaux se regroupent ; autant de paires d'ailes qui fendent l'air à notre venue. Car ils sont craintifs et ne nous laissent les approcher autant que nous le souhaiterions. Il en est de même des phoques, que l'on prend parfois pour une pierre, mais qui se trahissent par leur mouvement de fuite. Les îles inhabitées sont nombreuses, certaines à peine émergées des eaux, nids de nombreuses espèces d'oiseaux que nous ne touchons que de notre regard. La densité de population du pays est faible et nous sommes entourés par une faune bien plus présente que ne l'est l'Homme. Il n'est donc pas rare d'accoster sur une plage sauvage où la solitude des lieux invite à l'essentiel. Dans ces terres où la nature évolue sans le dictat de l'homme, étudier l'emplacement de la tente est un indispensable pour ne pas nuire à l'environnement ou éviter l'insomnie lorsque des vents de plus de 60 km/h sévissent et font trembler les arbres.
Sur l'île de Møn, par laquelle nous faisons un détour en raison des falaises de craie qui la composent, je m'extasie non pas devant ce paysage mais face à la conception danoise du bivouac. Certes elle n'atteint pas celle de ses voisins du Nord, mais elle n'en est pas moins un exemple d'ouverture et de respect. Sur cette île, puis le long de la côte de Seeland, l'île où se tient Copenhague, nous profitons de lieux mis gratuitement à disposition des gens qui ont quitté le confort de leur habitat le temps d'une nuit, d'une semaine ou d'une vie. Certes, de nombreuses forêts sont protégées par une interdiction de camper, signalée sur des panneaux au même titre que l'interdiction de faire des feux. Mais dans ces forêts-mêmes se trouve un endroit destiné aux campeurs, où ils sont les bienvenus et se retrouvent autour du foyer en toute quiétude. Des emplacements qui, ma fois, sont parfois reculés dans les terres et nous sont accessibles au prix d'un effort considérable. Une pénibilité qui nous rappelle que les muscles des membres inférieurs sont le parent pauvre de l'anatomie du kayakiste.
Notre première nuit sur Møn, nous la passons sur les hauteurs de notre terrain diurne, là où se tiennent quatre shelters et autant de foyers, de tables et de bancs. Nous sommes les premiers arrivés et prenons nos quartiers dans l'un de ces abris de bois. Arrivent ensuite une jeune Danoise et son chien, qui s'installent dans un second, rejoints par quatre copines et de quoi tenir un siège. S'en suit un groupe de trois jeunes hommes, prenant place dans le shelter jouxtant celui des dames. Finalement arrivent Lykke et Simon, deux kayakistes allemands qui se joignent à notre table. Des intentions divergentes de ces quatre groupes naît le respect des autres. Si les uns sont venus pour faire la fête, d'autres sont là pour se reposer. Si certains se couchent avec le soleil, d'autres attendent l'aurore avant d'en faire autant. Sans que cela soit demandé, le volume de la musique et des voix baisse avec les paupières des premiers couchés. Le lendemain matin, chacun reprend sa route, et ses déchets. A n'en pas douter, le respect de l'environnement et d'autrui permettent à ces endroits d'exister.
Achevons prématurément notre itinéraire du jour, préférant rejoindre la côte plutôt que de subir les rafales de 40 km/h que l'orientation de la côte nous promet de recevoir de plein fouet, nous restons perplexes face à notre environnement. Cette fois, c'est un panneau «Interdit de camper » couplé d'un surprenant « Interdit d'accoster en kayak » qui nous accueille. Il nous reste la possibilité de demander l'hospitalité, mais les maisons accessibles se comptent sur les doigts d'une main. Je frappe à une première demeure, lovée dans la forêt. C'est la propriétaire de cet immense domaine, autrefois détenu par la famille royale, qui me reçoit. Avec beaucoup de gentillesse la femme m'indique un endroit où nous pourrions planter la tente, sans que personne ne nous en tienne rigueur selon elle, le long d'une petite route. Un peu déçue d'être renvoyée à un peu plus d'un kilomètre et me questionnant sur l'adéquation de la formulation de ma demande, je repars néanmoins pleine d'espoir de trouver cet endroit. Je déchante lorsque nous le découvrons, difficilement accessible par la côte et coincé entre route, digue et fourrés. D'autant plus que nous pensons devoir y passer deux nuits en raison des vents annoncés. Que faire... Nous sommes trempés des vagues qui se sont refermées sur nous. Nous ne pouvons aller plus loin par la mer. Nous ne souhaitons pas revenir sur nos « pas » car cela voudrait dire torpiller en un rien de temps les efforts fournis cette matinée. Nous sommes mal à l'aise de camper en ce lieu. Il me reste l'espoir et la persévérance. J'ai frappé à une porte, il me reste deux maisons en vue. La première semble déserte. A la deuxième, une charmante petite maison traditionnelle blanche aux colombins sombres, je trouve Bjarne. Cette fois, ma demande est un peu plus directe. Je lui explique la situation et lui demande si nous pouvons mettre la tente quelque part, dans sa propriété. Alors Bjarne me fixe droit dans les yeux et me dit cette phrase, que je n'oublierai pas, d'un ton profond : « You are more than welcome ». Je précise que nous ne pourrons assurément pas lever le camp demain : « You are more than welcome ». C'est en volant, légère comme une plume, que je rejoins Olivier pour lui annoncer le dénouement de la situation. Nous sommes les bienvenus chez Bjarne, nous pouvons utiliser ses sanitaires et...sa douche. Bien plus que cela, Bjarne nous offrira également les récits de ses voyages et de ses aventures professionnelles atypiques, nous emmènera découvrir les environs, nous rapportera une part de gâteau de la boulangerie et nous préparera un BBQ danois. Petit clin d'oeil, cet homme d'une septantaine d'années a oeuvré par le passé pour récolter des fonds afin d'offrir aux enfants atteints de cancer des sorties ludiques, loin de leur réalité hospitalière. La journée de repos, nous la passons dans son jardin, entouré d'un lapin gourmand, d'une perdrix en parade et d'un serpent furtif.
Aujourd'hui perchés au-dessus des falaises de Stevns, nous observons les effets du vent sur la mer, l'entraînant de son élan incertain dans une danse asymétrique. Les prévisions ne cessent de changer, à l'instar de ce ciel qui nous pousse à nous réfugier dans la tente pour nous en faire ressortir à peine quelques instants plus tard. Ce perchoir a été notre repère trois jours durant. Un observatoire duquel les piliers du pont d'Öresund apparaissent à l'heure dorée. Demain, nous profiterons des heures matinales où le vent devrait être plus calme pour poursuivre notre route en sa direction. / Aline
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