L'hiver précoce de cette année nous a offert bien des avantages. Le principal fut que le bras de mer qui s'étend devant notre stuga s'est couvert le 20 octobre d'une fine pellicule de glace et, huit jours plus tard, nous nous y entraînions pour notre traversée de la Laponie. Le timing était idéal. Cela faisait deux semaines et demie que je travaillais à la construction de nos traîneaux et ils étaient fin prêts pour les premiers tests. Le challenge était de taille. Il m'avait fallu construire deux pièces adaptées à la réalité scandinave et capables de transporter nos kayaks ainsi que le matériel et la nourriture nécessaires à la suite de notre aventure. En d'autres termes, pouvoir résister à un peu plus de 250 kilos et parcourir les 580 kilomètres qui séparent Luleå de Skibotn en Norvège (un article sur la construction, le coût de production et les choix de conception des traîneaux sera disponible dans notre magazine Le Vagabond n°5 qui sortira en juin 2024. www.chasseursdhorizon.com/le-vagabond).
Les premiers tests ont été couronnés de succès, bien au-delà de mes espérances. A l'aide d'un harnais, je pouvais tirer mon traîneau de 35 kilos comme si c'était une luge Davos. J'étais tout enthousiasmé et mon sourire trahissait la joie de celui qui a réussi. Encore quelques retouches, du fignolage pour être honnête, et nos deux « bêtes » seraient celles qui ouvriraient la voie d'un nouveau possible. Les semaines passèrent, les traîneaux au chaud dans l'atelier, nous à peaufiner notre endurance. Notre objectif est de marcher journellement 1 mil suédois (10km) dans le but d'atteindre la barre des 500 kilomètres. Jour après jour, les flocons de neige blanchissaient notre région d’accueil, à l’instar des kilomètres qui, eux, noircissaient notre feuille d'entraînement. Quel bel hiver ! De surcroît, une élan et ses deux juvéniles avaient établi leurs quartiers sur notre parcours du matin et les rencontrer n'était plus une surprise. C'était le matin, vers 7h30, peut-être 8h et nous avions reçu nos nouveaux harnais la veille. Même si la météo n'était pas favorable, nous avions hâte de réaliser notre première sortie avec les pièces maîtresses de l'expédition. Le harnais ajusté, relié à mon bébé et... je m'élance. 10 mètres plus loin, je m'arrête. Je sens la première goutte de sueur couler le long de ma colonne vertébrale. 10 mètres et je comprends qu'il sera impossible de les utiliser pour la traversée de notre Grand Nord. La désillusion a donc une longueur... 10 mètres.
Je suis plus déçu qu'en colère. Mon ego est blessé... Je balbutie des excuses sans fondement, Aline me propose un élargissement des patins, elle y croit encore. Les flocons, eux, tombent, ignorant totalement notre désarroi. Ceux qui prétendent que notre projet de traversée est impossible auraient-ils raison ? Non, cela serait trop facile de rejoindre leur rang à ce stade de l'aventure. Si mon être assume encore le coup, mon esprit, lui, est déjà au travail. Il analyse la problématique avec pragmatisme et deux heures plus tard, la nouvelle solution a déjà été confrontée à une batterie de tests. Certes théoriques, mais cela peut fonctionner. Les pulkas Xplorer 168 que nous avions obtenues de notre partenaire Fjellpulken et qui devaient être reliées à l'arrière de nos traîneaux par une corde - ceci pour alléger la charge de ces derniers - passent du banc de touche au rôle de titulaire. Il nous faudra également deux pulkas de transport supplémentaires (pulka sans sac incorporé). Fixées aux Xplorer comme le serait un wagon, elles accueilleront les kayaks, coques en l'air. Il y aura bien deux ou trois détails à fignoler, quelques astuces à trouver pour que cela fonctionne. Mais le plus important est de retour : avoir une idée pour continuer.
Mon frère m'a demandé par mail si abandonner nos traîneaux était, je cite : « Une bonne dose de frustration à avaler après tout ce travail… ? » Et là où aurait pu souffler le blizzard, c'est un coin de ciel bleu qui est apparu. Mon grand-père, qui a exercé le métier d'ébéniste, nous avait offert un peu d'argent pour notre voyage et je l'avais précieusement conservé pour nous offrir le bois nécessaire à la réalisation de nos traîneaux. J'ai donc pu les construire en pensant à lui. En repensant à ces moments passés autour de son établi, à sa grande fierté : la construction pierre après pierre de sa maison en ville de Vevey. Alors oui, je partirai de Luleå en laissant mes créations, mais je partirai riche de ces beaux moments qui eux m'accompagneront bien au-delà de la frontière norvégienne. / OF
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