Le départ est imminent ! Deux jours et nous mettons un pied dans février, quelques pas de plus et nous levons l'ancre. Ou le camp. Car si nous aurons bel et bien nos kayaks avec nous, seule une ancre à neige pourrait nous être utile durant ces prochains mois. Du moins c'est ce que l'on espère, car avec la variation des températures, l'on ne sait guère plus à quel saint se vouer ni quel Dieu prier pour que les conditions nous permettent de réaliser nos projets. Aujourd'hui le thermomètre affiche +5°C, la mer et ses lacs conjoints sont bordés de grandes flaques couleur rouille et d'une neige appelée par les locaux «la neige de sang». Alors qu'il y a quelques semaines à peine, la Suède enregistrait un record de température négative avec -43,6°C. Quelles seront les conditions le 12 février, jour prévu du départ ? Cela nous semble tenir de la loterie, car les « d'habitude », « d'ordinaire » ou toute autre affirmation basée sur l'expérience n'ont plus vraiment de valeur aujourd'hui...
Même les locaux en ont marre de ces longues périodes où le thermomètre stagne en-dessous des -20°C. Le froid s'immisce partout, même et surtout là où on ne le souhaite pas, comme les conduites d'eau. « Ces tubes-là n'ont pourtant jamais gelé depuis la construction de la maison ! » Les stocks de bois de chauffe fondent comme neige au soleil. Quoi que cette année, les montagnes de neige générées par les tractopelles en charge du déblayage des routes atteignent de telles altitudes que l'on se demande si l'été en viendra à bout...
Nous partirons avec nos kayaks. Non pas sur les traîneaux en bois construits initialement par Olivier, mais avec des « semi-pulkas ». Imaginés sur le principe des semi-remorques, cet agencement des plus singulier est le fruit des nombreuses réflexions d'Olivier. Une fois rassurés sur notre capacité à tracter le poids correspondant à l'ensemble de notre matériel, il a fallu trouver comment le transporter. Un premier test a été réalisé avec le kayak biplace de 6 mètres de long d'Olivier, placé à l'envers sur nos deux pulkas. Celui-ci étant concluant, nous avons acquis deux pulkas supplémentaires basiques, destinées à supporter l'arrière des kayaks. Mais faire en sorte que les kayaks reposent à l'horizontale, sur du matériel relativement souple, de les sangler de manière à ce qu'ils puissent absorber les chocs liés aux irrégularités du terrain, tout en tenant compte de la répartition inégale des poids entre nos deux convois, a relevé d'un Tetris complexe aux paramètres multiples. Finalement, Olivier a trouvé une solution : construire une structure en bois pour les pulkas arrières, sur laquelle repose l'extrémité du kayak et sous laquelle nous pouvons placer des bagages. Nouvel essai : concluant lui aussi, même si cela nous met face à l'évidence que l'effort sera augmenté par une surface de frottement nettement plus importante que lors de nos entraînements. Difficile mais possible, serions-nous tentés de dire. Mais l'un comme l'autre pourrait se révéler inexact. Car s'il y a bien un apprentissage que nos entraînements quotidiens nous permettent de réaliser, c'est que ce que l'on nomme génériquement « neige » est une structure véritablement complexe. Et plus nous apprenons, de manière empirique la plupart du temps, et plus nous constatons l'étendue de nos méconnaissances. La température de l'air, celle de la neige, la présence de vent et j'en passe... autant de paramètres qui, combinés les uns aux autres, offrent des conditions de glisse des plus variables. Un jour la pulka semble résister effrontément à nos efforts acharnés ; un jour nous nous demandons si nous n'avons pas oublié de les charger. Un jour nos pulkas suivent une voie toute tracée par les motoneiges ; un jour Olivier doit ouvrir la piste dans de la poudreuse. Facile, difficile, possible, impossible... ce qui est certain, c'est que chaque jour nous nous réveillerons avec cette question : comment sera la neige aujourd'hui ?
Au total nous nous serons entraînés sur plus de 1100 km, à pied, avec et sans pulkas. Cette auto-discipline, au-delà du bénéfice qu'elle nous offre pour notre traversée des terres, nous « contraint » à être à l'extérieur 3 heures chaque matin et par là même à profiter des tableaux grandioses que nous offrent les lumières célestes. Si les aurores boréales font l'objet d'une réelle chasse de la part des touristes, rares sont les personnes qui évoquent les nuages de nacre, phénomène rare et fascinant. A plusieurs reprises, la lumière d'un soleil en dessous de l'horizon est venue iriser nos ciels de flammes féériques et nous laisser pantois devant une telle beauté. Le 15 janvier précisément, je vois Olivier devant moi franchir une ligne. Celle entre l'ombre et la lumière. Un pas de plus et le voilà inondé des rayons du soleil. Il est revenu ; enfin il dépasse la cime des arbres qui bordent notre terrain de vie. Cette présence lumineuse nous fait prendre conscience que nous avons vécu des mois durant dans cette grande absence. Et le 25 janvier, c'est la chaleur du soleil sur notre peau que nous sentons à nouveau.
Il est vrai que la préparation de la suite du voyage prend une place importante dans notre vie de tous les jours. Toutefois, ces différentes tâches se complètent d'un quotidien ancré dans le présent. Notre travail se poursuit agréablement dans le Airbnb de Carl-Magnus, où se succèdent touristes de passage, vacanciers en quête de « l'expérience du Nord », expatriés venus rendre visite à leur famille lors des fêtes de fin d'année... Pour notre part, nous passons le réveillon de Noël chez Kerstin, en compagnie de sa famille, de Ragnhild et Lasse ainsi que d'une amie. De cette soirée chaleureuse, passée autour d'une table débordante de délices, me reste cette beauté, celle de la place qui a été faite à deux « étrangers » de passage lors d'une fête chez nous généralement réservée à la famille. L'une des marques significatives de cette intégration : la langue. Aucune personne autour de cette table n'avait pour langue maternelle l'anglais. Et pourtant chaque personne autour de cette table a fait l'effort de le parler pour que tout le monde puisse prendre part aux discussions. Le passage à la nouvelle année, nous le célébrons dans le bistro où Carl-Magnus travaille comme animateur de quizz. Par là entendez des jeux de questions à thématique variable – musiques, films, culture générale -, dont les Suédois sont friands et qui échauffe le lieu tous les dimanches soirs. Là encore, si les questions étaient posées en suédois, nous avons eu droit à une traduction simultanée de la part de nos « concurrents » des tables voisines. Et lorsque nous nous retrouvons à la table de Lennart et Arja, qui nous reçoivent toujours avec beaucoup d'enthousiasme, c'est un quatre-langue qui s'installe à la table.
Mais sous peu, c'est le français qui reprendra ses droits. L'équipe de Passe-moi les Jumelles nous rejoint quelques jours avant le départ. Une session de tournage entre froid et neige, efforts et échanges, qui tentera de mettre en boîte ces moments-clé de transition où l'on quitte un monde connu et familier pour un nouveau à découvrir et à apprivoiser. / AG
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