Nos moments passés sur le bateau de Soizic, Thomas et Titouan, au port de Kiel-Stickenhorn nous démontre une fois de plus qu'un même environnement peut être perçu diversement eu égard à la perspective avec laquelle nous l'observons. Notre regard ayant pris un peu de hauteur depuis le ponton de leur bateau, l'eau se dessine sous une structure différente, les bateaux amarrés perdent un peu de leur superbe et les fonds marins se révèlent... Si les poissons semblent avoir en partie déserté la mer baltique, les méduses, elles, ont pris possession des eaux et il n'est pas rare que nos pagaies rencontrent la trajectoire de l'une d'entre elles. Mais c'est une photographie prise par le couple français depuis leur voilier qui nous fait prendre conscience du nombre phénoménal de ces animaux gélatineux. Une fois de plus, question de perspective.
Nous longeons les côtes baltiques allemandes en pleine « Kieler Woche », compétition de voile internationale de renommée. Navires militaires, vieux gréements, voiliers modernes ou bateaux de fonction paradent dans les eaux alentours ; nous ne savons où donner du regard. Nous traversons contre notre volonté le champ de courses de dériveurs, slalomant tant bien que mal entre les compétiteurs qui doivent nous maudire...
C'est avec excitation que nous franchissons les eaux danoises et réalisons alors que nous avons atteint la Scandinavie à la force de nos muscles. Déjà, l'équilibre entre la nature sauvage et l'environnement investi par l'homme bascule.
Au Danemark, il existe un millier de lieux de bivouac autorisés, lieux plus ou moins aménagés et répertoriés sur un site (udinaturen.dk). Certains invitent au défraiement, d'autres sont libres d'accès. Nos deux premières nuits dans ce pays, nous les passons sur l'un de ces emplacements, au milieu d'une forêt surplombant la mer. Un lieu tout simplement paradisiaque qui nous révèle à quel point la forêt nous avait manqué et comme nous nous sentons bien... au milieu des arbres.
Nous étions partis de Suisse avec la croyance que nous ne pouvions nous éloigner de plus de 2 miles marins d'une rive accostable avec notre équipement. En réalité nous découvrons que cette règle vaut pour la France et reste limitée à ses eaux. Le Danemark nous offre tout loisir de rétablir justice. Ainsi nous passons d'une île à l'autre, séparées par des distances à 2 chiffres. Toutefois c'est toujours avec respect de notre environnement que nous abordons ces traversées. Dès lors il nous faut parfois modifier notre programme en fonction des fenêtres météorologiques. Ces dernières, nous les planifions à l'aide des prévisions. Ensuite, sur le terrain, il nous faut nous adapter à la réalité que l'on découvre. Nous débutons la traversée de Ærø à Langeland sous des hospices favorables mais le vent se lève en fin de parcours et nous ne sommes pas en mesure de savoir jusqu'à quel point il va forcir. Rejoindre la côte devient prudent, mais encore faut-il pouvoir accoster sans fracas sur la plage de pierres... Nos expériences passées aux abords des écluses du Rhin nous viennent en renfort. Au lendemain de ce débarquement acrobatique, alors que la tente nous serine que le vent est toujours là, nous déjeunons le ventre noué. La mer donne son verdict : nous n'y sommes pas les bienvenus. Nous décidons donc de rester à terre jusqu'au lendemain. Mais en cours de matinée, le vent change de direction et voilà que notre route semble maintenant protégée par les terres. Notre conviction d'il y a quelques poignées de minutes se craquelle, laissant émerger le doute. Rester ou y aller ? Rien ne nous presse, mais maintenir notre crainte face à une situation qui évolue ne nous enfermerait-il pas dans une zone de confort supposée ? Y aller, c'est forger une expérience supplémentaire et ainsi mieux connaître une réalité que nous apprivoisons encore. Prendre la mer aujourd'hui, c'est peut-être aussi mieux définir nos propres limites que nous explorons encore. Alors nous y allons. Avec prudence, certes, en restant proche de la côte, surtout lorsque le tonnerre gronde. Ainsi, sous l'oeil curieux d'un phoque, nous atteignons le lieu prévu : un emplacement de bivouac autorisé et gratuit, dans l'enceinte des chevaux sauvages du sud de l'île. Alors qu'à peine nous nous installons, avec la ferme intention de rester deux nuits dans cet espace bienvenu, où gambadent chevaux, vaches des highlands et chevreuils, où poussent à profusion orties et fraises des bois, nous réalisons que les vents ne l'entendent pas ainsi. Avec une pointe de frustration, nous nous résolvons à reprendre la mer le lendemain de notre arrivée pour profiter d'une météo favorable à la traversée suivante, seule fenêtre possible sur le calendrier des jours à venir.
Une traversée que nous effectuons en compagnie d'Auriane, venue tout exprès de Bilund pour donner quelques coups de pagaie avec nous à bord de son Plasmor. Les 14 kilomètres pour rejoindre la presqu'île de Lolland se naviguent sous un soleil radieux, poussés en avant que nous sommes par le vent et les discussions. Alors qu'Auriane s'en va rejoindre le port du ferry qui la ramènera sur Langeland, nous prenons nos quartiers sur l'île d'Enehøje. Une île inhabitée ayant appartenu à Peter Freuchens, explorateur et écrivain danois. Sur cette île, les animaux sont en liberté et l'homme invité à y séjourner... dans un enclos. C'est le sourire aux lèvres face à ce pertinent renversement des rôles que je déjeune, assise dans cet espace clôturé, regardant les troupeaux de daims paître dans ces champs dont les seules limites sont celles de l'eau. En résidents permanents de l'île nous découvrons également des hirondelles qui, au soleil couchant, volent avec frénésie hors de leurs nids construits dans les parois des falaises de terre, pour y ramener à leur progéniture le repas. La rapidité et la précision de leurs mouvements sont vertigineuses à nous en donner le tournis. Au retour de notre théâtre grandeur nature, alors que le soleil disparaît derrière l'horizon, nous croisons le chemin d'un daim albinos. De cette île nous rejoignons celle de Vejlø, après un passage à la ville pour nous approvisionner. Nous rencontrons le propriétaire de l'île qui se prépare à accueillir, durant les 5 semaines à venir, des camps d'été perpétrés au sein de sa famille depuis trois générations. Au total, ce sont plus de 300 personnes qui viendront séjourner sur l'île. Si les premiers camps ont été initiés par la génération hippie, il précise que de nos jours, les gens y séjournent vêtus. L'île est à vendre. La gestion d'une telle superficie est devenue trop conséquente pour son propriétaire. C'est la tête dans les rêves que nous vagabondons sur cette île pour l'heure encore calme...
En ce jour de 1er juillet, nous nous réveillons au son de la corne de brume des bateaux qui se signalent dans le brouillard de cette matinée orageuse. Des vents de plus de 30 km/h sont annoncés et la pluie déjà s'est installée. En ce jour d'anniversaire, la décision de rester sur cette île accueillante se prend avec légèreté. / Aline