Devant nous la mer Baltique. Cette mer que nous avons tant attendue, peut-être plus par le fait qu'elle symbolise pour nous la fin d'une étape exigeante que parce que nous l'avons atteinte. Avant de naviguer, la fleur aux dents, vers cette Scandinavie qu'il nous tarde de rejoindre, il est temps de refermer la porte des Wadden avec respect et reconnaissance. Reconnaissance envers la nature, envers les personnes rencontrées, envers nous-mêmes.
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A Norderney, première île frisonne allemande que nous atteignons, nous passons bel et bien quatre jours au port en raison des vents violents. Le repos des corps est au programme, mais celui des esprits se déclare absent ; du moins en début de séjour. La charge des navigations dans ces conditions compliquées pèse sur l'humeur. Nous avançons difficilement, nous avançons lentement. Et la grande horloge commence à resserrer son étau. Après une journée morose où je peine à m'extraire d'un état de lassitude, nous recevons une invitation qui m'aide à sortir de cette torpeur. Harry et Wolfgang, deux navigateurs allemands installés au port de Norderney, terminent leur séjour en mer. Rencontrés la veille à notre arrivée, ils viennent toquer à notre porte pour nous inviter à souper. Ils ont un stock de nourriture à terminer et nous proposent de nous joindre à eux. En réalité, Harry se révèle être un merveilleux cuisinier et crée de ses restes un repas simplement délicieux. En cette fin de journée s'ancre en nous cette idée un peu folle qui traversa nos esprits auparavant sans encore trouver racine : rejoindre Luleå non pas en automne 2022, mais en 2023 et ainsi ajouter une année à notre voyage Cap Kayak. Une idée qui rapidement s'impose comme une évidence (voir texte « 365 jours de plus »). Si les navigations dans les Wadden nous prennent plus de temps, soit, nous l'avons. Et ainsi nous composons la suite de notre itinéraire, délivrés des griffes de Chronos.
De Norderney nous rejoignons Baltrum, une île où les seuls moteurs sont ceux des machines de chantier, les voitures y étant interdites et remplacées par des calèches. Puis l'île de Langeoog, où nous ne faisons que passer discrètement, la hafenmeister nous ayant rapidement fait comprendre que camper au port ou à tout autre endroit non officiel était interdit. De l'archipel nous rejoignons la côte et le port de Bensersiel. Ici aussi planter sa tente n'est pas autorisé. Par contre, Frank, le maître des lieux, cherche une solution. Et de fil en aiguille, nous nous retrouvons, clé en main, heureux locataires du local du club de voile. Quatre murs, un toit, une table, des chaises, des sanitaires avec douche : le paradis pour nous. Au matin suivant, le vent est fort. Pétris de réflexions ambivalentes, allant de la sage décision de ne pas prendre la mer à l'interrogation sur notre manque de témérité, en passant par la peur d'abuser d'une hospitalité généreuse, nous attendons la venue de Frank pour lui demander l'autorisation de rester une nuit de plus. A peine m'a-t-il vue que d'emblée il me dit tout sourire « Une nuit de plus ? » Alors j'oublie mon argumentaire répété maintes fois dans ma tête, élaboré de tournures soignées et diplomates, et réponds un simple « Oui » déjà soulagée. « Allez, venez boire un café dans la capitainerie ». Finalement, Frank nous organise même un rendez-vous avec une journaliste du quotidien régional, trouvant notre projet méritant. Une parenthèse intense en émotions positives, qui contraste avec le poids des navigations. Ou peut-être est-ce parce que les navigations sont si difficiles que cette parenthèse fut si belle... Question de contraste ? Et cette question qui me suit depuis le début du voyage : l'un est-il nécessaire pour que l'autre naisse ?
Depuis Texel et notre arrivée dans les Wadden, nous prenons le temps de planifier la navigation du jour suivant. Nous le faisons de notre mieux mais nous savons que nous ne maîtrisons pas tous les paramètres. Chaque endroit possède ses spécificités et il nous est impossible de toutes les connaître. A chaque fois nous prenons la mer avec impatience... Non pas pour le plaisir de naviguer mais pour que le trajet soit derrière nous. Les minutes, voire les heures avant notre mise à l'eau sont longues. L'horaire est dicté par le calendrier des marées et nous devons parfois attendre le milieu d'après-midi pour nous jeter à l'eau.
La plupart du temps nous ciblons les ports, car ce sont généralement les seuls endroits de la côte où un chenal est praticable à marée basse permettant de rejoindre les eaux profondes. Nous ne pouvons attendre la marée haute pour débuter nos navigations car cela voudrait dire ramer à contrecourant. Néanmoins, l'accès au chenal est parfois acrobatique. A Harlesiel, c'est sous l'oeil intéressé, amusé, effrayé peut-être des badauds, que nous équipons nos kayaks sur la boue qui borde le chenal. Nos pieds s'enlisent, nos chaussures font ventouses dans cette pâte grise, et les kayaks ont une furieuse envie de glisser à l'eau précocement. Peu après s'être enfin installés dans nos kayaks, nous rejoignons un groupe de phoques séchant sur un estran. A notre arrivée, certains se laissent glisser dans l'eau, tel sur un toboggan. Décidément, c'est la tendance dans la région. Plus curieux que craintifs, ils nous tournent autour et nous nous observons mutuellement.
Concentrant toute notre attention sur l'atteinte de notre destination, il n'est pas rare que nous omettions d'effectuer une réelle pause durant la journée. Nos corps le ressentent et à l'approche du port de Horumersiel, mon poignet sonne l'alarme : tu ne repartiras pas naviguer demain. Après avoir trouvé avec la maîtresse de port une solution d'hébergement, qui consiste à installer notre tente sur la jetée en béton, je me dévêts et remarque une protubérance au niveau du poignet. En effet, il ne nous sera pas possible de reprendre la mer le jour suivant. Je m'en vais donc discuter avec la hafenmeister, une femme de 80 ans qui en paraît infiniment moins et qui est l'âme du lieu selon les plaisanciers... Installée dans sa roulotte qui lui sert de bureau, elle converse avec un couple, Irena et Volker. Lorsque j'explique la situation et dresse les contours de notre projet, Irena spontanément ouvre son portefeuille et me tend un billet pour Zoé4life. Elle m'explique que sa soeur est décédée enfant d'une leucémie et me dit « En écoutant ton projet, mon corps s'est recouvert de chair de poule. » Le mien aussi. La maîtresse de port nous autorise à rester le temps qu'il faudra, et cela gracieusement. C'est au détour d'une des discussions sur le bateau d'Irena et Volker que nous apprenons l'existence d'un canal qui nous permettrait d'éviter une partie de la côte allemande, section des plus compliquées en raison de ses nombreux estrans. C'est une découverte salvatrice qui fait s'évaporer en une évocation bien des interrogations...
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