Suède
(…) Vers midi nous nous stoppons pour dîner. Le lieu est déterminé par mon empressement à aller me soulager. C'est donc au bord de la route, sur une toute petite zone de stationnement que nous pique-niquons. Il fait beau et lorsque le soleil se présente sans le vent, il fait presque chaud ! Tant et si bien que je m’assois parterre, sur un sol tempéré. Olivier, pour une fois, fait de même. Et c'est ainsi qu'un quart d'heure plus tard, un bus VW s’arrête. Nous voyons aux plaques que nous avons affaire à un Allemand. Un grand type, cheveux longs grisonnants, sort du véhicule. Il s’approche de nous et réalise sa méprise. Il nous dit (en anglais), d'un air emprunté :
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- Oh, désolé, je pensais que vous aviez un problème ! Mais je vous dérange en plein repas, excusez-moi.
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En effet, la position de nos vélos ainsi que la nôtre pouvait laisser penser cela…
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- Il n'y a pas de mal ! Vous voulez manger avec nous ?
- Oh non, non… mais peut-être voulez-vous plus de nourriture, j'en ai plein mon bus !
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Et c'est ainsi que devant nous, Ralf, c’est ainsi qu’il se nomme, se transforme en Marry Poppins. Avant que nous ayons eu le temps de répondre, ni de bien comprendre sa question d’ailleurs, il revient les bras chargés : chocolat noir, pain de seigle, biscuits, confiture… Ralf nous explique, dans un enthousiasme sans limite, que c'est lui qui a réalisé cette confiture aux fraises avant de prendre la route, il y a quatre semaines de cela. Je ne sais quelle quantité totale il en a faite, toujours est-il qu'il en est à son onzième pot. Et de préciser qu'elle contient un tiers de sucre et deux tiers de fruits. Des fraises d'Espagne, bien grosses, parfaites pour la confiture. De sa petite ville au nord de l’Allemagne, Ralf a tout quitté pour visiter la Scandinavie et retrouver le calme de la nature. Actuellement, il essaie de « perdre » du temps avant de progresser plus au nord en raison du retard du printemps. Il prévoit de peut-être trouver un travail en Norvège; des besognes que les jeunes natifs rechignent, comme laver le linge d'un hôpital, travailler dans un centre de recyclage, etc. Ensuite, il verra.
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Ralf est un habitué de la Scandinavie et de la Finlande, comme le témoignent ses atlas routiers annotés à la plume. Des pièces uniques, de vraies perles de souvenirs. Il y a noté les dates auxquelles il est passé dans des lieux particuliers, les endroits qui l'ont marqué. Ici est inscrit «vétérinaire suisse – 14.08.2010 », ici est griffonné un numéro de téléphone, ici est noté « vu un ours »… Car oui, non loin de l'endroit où nous nous trouvons, il y a de cela 2 jours, Ralf a eu la visite d'un plantigrade. Il nous mime avec fougue et emballement l'animal dans tous ses états et nous revivons avec lui la scène qui l'a indéniablement marqué.
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Ralf a cinquante ans cette année. Il voyage par intermittence depuis qu'il et jeune. L'élément déclencheur : le décès de ses deux parents lorsqu'ils avaient cinquante ans. Pour lui, ce fut le révélateur d'une évidence : profiter de la vie tant qu'il est temps.Â
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- Et vous, vous avez quel âge ?
- J'ai… Ah, et bien à vrai dire j'aurai 33 ans dans deux jours. Et tout ce que vous nous avez donné, là , et bien c'est un vrai cadeau d’anniversaire.
- Mais de quoi avez-vous besoin encore ? Des chaussures ? Des pulls ? Des chaussettes ? Vous avez assez d'habits chauds ? J'ai tellement de choses dans mon bus. Je suis parti d’Allemagne, j'ai tout fourré dans mon bus, j'ai fait le plein de provisions car ici c'est tellement cher…
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Il a récupéré pas mal d'affaires au marché aux puces, aux magasins de deuxième main et… le long de la route. Rares sont les personnes à qui je peux dire sans vergogne : « Moi aussi je ramasse ce que je trouve, des oranges, des gants… » et rares sont les personnes qui me répondent : «Mais oui, exactement, c'est incroyable tout ce qu'on trouve ! »Â
Une réalité commune que nous partageons avec un air de complicité.Â
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- Et bien, puisque vous le proposez… vous n'auriez pas une veste de pluie dont vous n'avez pas besoin, à tout hasard ?Â
- Oh oui, bien sûr ! Combien ? Une, deux ?
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Et il revient avec une veste chacun. Et du thé chaud avec deux gobelets.
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- Ah, et le poisson, vous aimez ? J’ai acheté cent boîtes en Allemagne, une action à un euro la boîte. Et c'est du bon en plus, pas du bas de gamme !Â
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Nous voilà donc riches de quatre boîtes de hareng. Finalement, il nous invite à venir voir son bus et dire bonjour à Häzel, sa chienne de chasse et compagne de voyage. J'ai toujours aimé voir les intérieurs, les lieux de vie des gens. Mais alors là , jamais je n'aurais pu imaginer un tel bijou. Son bus est… comment le décrire pour lui rendre justice ? C'est une vraie caverne d'Ali Babba. Chaque espace est utilisé pour stocker vêtements, nourriture, outils, gadgets, matériel divers et varié… Mais où peut-il donc bien dormir ? Là , un petit coin de matelas, entre deux valises, sous sa penderie, où il s'enfile adroitement chaque soir. Il déniche deux autres thermos, se réjouit de constater qu'ils sont encore pleins, nous en ressert. Et puisqu’il nous faut de l'énergie pour pédaler, une barre de chocolat pour l’accompagner. Il nous avoue avoir un petit faible pour les collections, tout en nous montrant un sac rempli de douilles usagées ; du cuivre qu'il revendra ensuite.Â
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- Crème solaire ? J'en ai des tas. Ah, pour toi, un Labello, tiens. Et qu'est ce que je pourrais encore vous proposer… et pour l’anniversaire, il faut quelque chose…voyons voir… bon, mais c'est qu’ensuite c'est du poids à porter pour vous… Papier de toilette ?
- Ah et bien oui, ça tombe à pic. Nous arrivons au bout de notre rouleau, et il ne s'achète que par paquet de douze au magasin…
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Dans mes bras s'entassent encore deux paquets de fruits secs, un énorme sachet de muesli, un t-shirt, un morceau de corne de renne, deux tendeurs… Ralf dégote encore un objet qu'il cache et va malicieusement donner à Olivier. Pour mon anniversaire. Les deux hommes rigolent comme des enfants qui préparent un coup…
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Depuis qu'on lui a décrit notre parcours, il ne cesse de répéter, ébahi : « En mars ! Vous êtes partis en mars !!! » Il trouve génial que nous voyagions sans date finale. Et en bien des points nous nous rendons compte, lui comme nous, que nous sommes sur la même longueur d'onde. Ralf, un personnage. Un brin de folie, un petit air de savant fou, beaucoup d’enthousiasme, un besoin fou de parler et de donner, un amoureux de la nature et du calme. Un exemple qui nous conforte dans l'idée que oui, vivre différemment c'est possible. Merci Ralf, pour tout. Finalement, après une averse de grêle, après trois heures dans un autre univers, ce sont trois cœurs réchauffés qui se quittent.
Depuis qu'on lui a décrit notre parcours, il ne cesse de répéter, ébahi: "En mars ! Vous êtes partis en mars !!!"
Une heure plus tard, nous voyons un panneau « naturatplatz 1 km ». Vu ce que Ralf nous a donné, nous ne sommes plus tenus de rejoindre la ville d'Överkalix et ses commerces aujourd’hui. Et quelle aubaine ! Car une telle place, ça ne se refuse pas. On ose à peine y croire : au bord de la rivière, des tables et bancs, toilettes, barbecues, réserves de bois. Et une magnifique petite maison hexagonale avec en son sein un foyer. Tous les locaux sont ouverts et nulle part n’est inscrit « no camping ». Je fais chauffer de l'eau au réchaud pour du café, Olivier démarre un feu de bois. Il fait ensuite fondre de la neige dans la casserole posée sur des braises pour notre toilette. Pendant ce temps je m'en vais cueillir des airelles et faire mon stretching par la même occasion. Celles-ci viendront compléter le repas du soir, composé de riz au fromage, oignons, raisins secs et graines de coriandre. En guise de dessert, pommes caramélisées au feu de bois… En testant la veste offerte par Ralf, je découvre dans l'une des poches son kit de survie dont il nous avait vanté les mérites, un peu gêné. Des tampons hygiéniques ficelés en fagot et emballés avec un briquet. Les tampons sont de redoutables allume-feu lorsqu'il manque de ressources naturelles. Cette nuit nous dormirons dans notre tente, montée juste à côté de la maisonnette. Car sans feu, cette nuit, il fera bien plus froid dans cette construction en dure que dans le petit espace de notre habitacle. A l'heure où je termine ce récit il est 23h00. Et nul besoin de lampe frontale pour m’éclairer.
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